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Mọi Kontum : Note de traduction. Les deux rives du Pacifique

Mọi Kontum : Note de traduction. Les deux rives du Pacifique




Cette note ne figure pas dans l'ouvrage traduit et nous le regrettons. Puisque la publication sur internet permet de le faire nous la reproduisons ici pour les internautes


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"Autrefois quand il n'y avait pas encore de Français ni de Vietnamiens, nous, les Mọi, étions misérables mais heureusement misérables, depuis qu'ils sont là nous sommes heureux mais misérablement heureux" - Parole d'un Bahnar


La redécouverte de l'ouvrage des deux frères Chi a permis de lui donner une deuxième vie, il la mérite d'autant plus que sa première vie n'avait pas rencontré, pour des raisons que nous ignorons, beaucoup d'échos. Moi Kontum [0] est une œuvre précoce en matière d'ethnographie eu égard à l'évolution intellectuelle de la société vietnamienne. Cependant les auteurs se contentent de rapporter des matériaux bruts en signalant aux "savants" les points intéressants ou épineux, libre à ceux-ci de les résoudre ou non plus tard. Nous allons, dans cette petite note de traduction, non pas passer en revue les points qui nous semblent importants, mais nous concentrer sur certains d'entre eux qui d'une part, nous ont incité à la réflexion, et d'autre part, ouvrent une possible recherche pluridisciplinaire approfondie dans une perspective comparatiste et historique voire préhistorique.

Les deux auteurs ont pointé un certain nombre de traits culturels semblables chez les deux peuples, bahnar et vietnamien, tout en laissant le soin aux "savants" d'en tirer les conséquences comme nous venons de le rappeler. Pour notre part, l'une des institutions bahnar qui attire notre attention est la maison commune dont la fonction est multiple. Apparemment la maison commune bahnar n'a aucun rapport avec celle des Vietnamiens, le đình, mais à y regarder de près et sans avoir à couper les cheveux en quatre, on peut relever tout de même des similitudes flagrantes : le rông des Bahnar et le đình des Vietnamiens sont avant tout un lieu réservé aux hommes, sa fonction de lieu de représentation et d'accueil des invités d'honneur, etc. découle de cela. Chez les Bahnar, le rông abrite les jeunes en formation sociale, c'est là où ils viennent dormir chaque soir, apprendre à manier des armes, écouter les expériences des anciens, bref un lieu d'apprentissage de la vie tout court. La défense et la sécurité de la communauté reposent sur cette force collective. Quoi qu'il en soit, le rông n'accepte pas la présence de femmes dans ses murs. Le đình chez les Vietnamiens ne tolère pas plus leur présence : dans le culte du génie tutélaire célébré à intervalle régulier, les femmes n'y ont pas leur place car tout est pris en charge par les hommes du moins jusqu'à une période récente, puisqu'à l'heure actuelle, il existe des troupes de femmes spécialisées dans la cérémonie de dâng hương (présenter de l'encens) qui parcourent le pays pour offrir leurs services aux villages en fête. Les similitudes s'arrêtent là car on ne sait absolument rien sur la fonction du đình à l'origine qui se perd dans la nuit des temps. Cette institution n'est-elle pas un vestige d'un passé très lointain où les Vietnamiens vivaient dans des villages autonomes autogérés à la manière des Bahnar et autres minorités des Hauts Plateaux ? L'autonomie relative des villages vietnamiens face aux autorités centrales des temps moins reculés constituerait un autre vestige de la structure sociale ancienne. Si les fonctions du đình des Vietnamiens sont moins poussées que celles des Bahnar on pourrait attribuer cette "perte" ou cette "différence" à l'évolution de la société vietnamienne au contact de la culture chinoise qui lui donne un cadre plus rationnel en terme d'encadrement social cher à Pierre Gourou.

Par ailleurs on aurait tort de mettre cette configuration sociale des tâches entre hommes et femmes sur le compte d'une ségrégation sexuelle en reprenant la grille de lecture trop facile des temps modernes pour l'appliquer à une situation historique voire préhistorique. Ce sont les conditions matérielles de la vie qui dictaient le modèle social à adopter, les femmes n'avaient certes pas les mêmes rôles sociaux que les hommes mais cela ne voulait pas dire qu'elles étaient soumises aux hommes. Elles n'étaient nullement opprimées, dans cette répartition des tâches, comme c'est le cas chez les Baruya étudiés par Maurice Godelier [1]. La façon de donner un nom à un nouveau-né chez les Bahnar suffit à écarter toute idée de ségrégation sexuelle car "Les Bahnar n'ont pas de noms de famille [...], chacun a simplement un nom tout seul." (p. 71), "Pour donner un nom à l'enfant on suit la règle suivante : on choisit un mot dont la prononciation est proche de celle du nom du père ou de la mère" (p. 87). Les relations inter-sexes et le choix du conjoint ou de la conjointe chez les Bahnar illustrent bien l'égalité entre hommes et femmes. Il n'est pas question pour nous ici de disserter sur la place de la femme, mais nous tenons à faire remarquer cette situation qui peut prêter à confusion.

illustration L'impulsion comparatiste nous a propulsés vers l'autre rive du Pacifique où vivaient les Amérindiens au temps des conquistadors. Nous avons d'un côté l'hypothèse qui fait des Amérindiens les anciens habitants de l'Asie partis en Amérique à une époque où le détroit de Behring constituait une passerelle, d'un autre côté quand on écoute les Amérindiens, les chefs lakota (sioux) par exemple, discourir sur leur terre d'origine, ils affirment avoir toujours été là où ils se trouvaient (en Amérique) [2]. Laissons de côté des traits culturels et pas les moindres, communs aux Amérindiens et aux minorités des Hauts-Plateaux tels que la maison longue où cohabitent plusieurs familles voire tout un clan, la passion pour les jeux, la façon de soigner les malades par les hommes-médecine chez les uns et par les pơjâu chez les autres, le fait de donner à manger aux morts, de choyer les enfants, etc., pour nous attarder sur deux ou trois notions essentielles et éloquentes : la liberté, la démocratie et la conception de la mort.

Tous les voyageurs européens attentifs au Nouveau Monde ont remarqué et souligné la liberté dont jouissaient les Amérindiens, ce qui étonnait beaucoup de monde car cette notion de liberté était encore absente en Europe, l'ancien monde avait son cadre institutionnel et étatique qui faisait de l'individu un sujet du monarque, un serf du seigneur. Certains philosophes européens étaient presque jaloux des peuples du Nouveau Monde qui n'avaient pas à obéir à un chef quelconque dans les actes de la vie. "À la mort de Paine, les (Amér)Indiens appartenaient à la pensée européenne comme modèle de liberté."[3] . Mais cette liberté ne préjuge rien de leur responsabilité vis-à-vis de la communauté car chaque Amérindien est tout à fait conscient de son devoir envers celle-ci quand les situations l'exigent, en cas de guerre, de travail collectif comme la chasse par exemple. Les sociétés amérindiennes ont su trouver un modèle social dans lequel la liberté individuelle s'équilibre avec la charge communautaire, contrairement aux sociétés occidentales modernes qui mettent en valeur l'individu voire l'individualisme à l'heure actuelle, et aux autres sociétés traditionnelles comme celle des Vietnamiens ou des Japonais dans lesquelles l'individu est "écrasé" sous le poids de la communauté. Le choix du conjoint ou de la conjointe par les premier(e)s intéressé(e)s fait partie de cette liberté. On pourra aligner des exemples de cet ordre. Par ailleurs, cet équilibre entre l'individu et la communauté et cet attachement à la liberté, cet amour pour l'indépendance se retrouvent justement dans la société bahnar décrite par nos deux auteurs qui n'ont pas hésité à rapporter les propos du P. Dourisboure sur "le sentiment inné" de leur indépendance chez les Bahnar, pour appuyer leurs observations.

Les deux frères Chi nous ont encore fait une description précise de l'exercice de la démocratie chez les Bahnar : pour les questions graves qui impliquent le destin de la communauté, tous ses membres se retrouvent aussi longtemps qu'il faudra pour discuter, donner son avis, convaincre, avant qu'une décision finale soit prise et acceptée par tous. Dans cette assemblée de membres communautaires, aucune voix, soit-elle celle du chef du village ne pèse plus de poids que celle des autres. Ce qui compte le plus, la question qui doit être posée c'est le destin et l'avenir de la communauté. Dans cette démocratie directe, la réponse la plus appropriée est adoptée par l'assemblée. Il ne s'agit pas pour chacun de défendre sa chapelle, sa singularité, son groupe, sa bande face autres chapelles, groupes, bandes, etc. L'exercice de démocratie ici ne met pas en scène deux antagonistes comme deux lutteurs livrés au spectacle, condamnés à vaincre l'autre quitte à le piétiner. Nous sommes loin de cette forme de démocratie à la fois formelle et verbeuse dans laquelle deux fractions/tendances/partis/ opposé(e)s s'affrontent d'entrée de jeu, et qui caractérise les démocraties occidentales qui se contentent d'adopter l'avis d'une majorité. On sait ô combien ce mode de fonctionnement démocratique appliqué à la lettre peut être perverti : un sage qui se retrouve dans un groupe d'imbéciles devient forcément minoritaire, et on accepte que l'idée de la majorité d'imbéciles l'emporte en mettant cette aberration sur le compte du respect de la démocratie. Ce n'est pas trop sévère de juger que ce type de fonctionnement démocratique est source de problèmes, de perversions, de gaspillage de tous ordres, car une majorité peut toujours défaire ce que ses prédécesseurs ont construit, cette course construction-déconstruction peut durer aussi longtemps que les gens la trouvent nécessaire. Cela sans parler du mode de représentation qui ne donne aucune prise aux citoyens face à leurs représentants incontrôlables. D'ailleurs toutes les questions importantes qui impliquent le destin de la nation ont toujours été cachées au grand public, et les décisions prises par une poignée de gens haut placés (gouvernement, lobby, industriels, banquiers, etc.). Quand on regarde le fonctionnement démocratique chez les Bahnar comme chez les Amérindiens, ils n'ont pas besoin de groupes d'opposition étiquetés pour que le destin de la communauté soit pris en compte. Et il est plus que probable que leur mode de fonctionnement démocratique existe depuis fort longtemps, en tout cas bien longtemps avant que les sociétés occidentales ne découvrent la démocratie. On cite toujours la Grèce comme pays de la première démocratie, le phare de l'Occident, mais cet exemple peut être invalidé pour plusieurs raisons :


Les sociétés occidentales ne se sont éveillées à la démocratie que très tardivement et encore avec des restrictions que nous venons de souligner. Grosso-modo la démocratie a pris ses racines en Occident avec l'ère industrielle, c'est très tardif par rapport à ce qui existe chez les Bahnar ou des Amérindiens. Avant cette date l'Europe était encore empêtrée dans des guerres interminables entre royaumes de droit divin. Sur ce rapport entre l'Europe et le Nouveau Monde quant à la liberté et la démocratie, nous nous rangeons à l'opinion de Jack Weatherford qui n'hésite pas à écrire que : "La démocratie moderne que nous connaissons aujourd'hui est davantage l'héritage des Amérindiens, et particulièrement des Iroquois et des Algonquins, que celui des immigrants anglais, de la théorie politique française, ou de tous les vains efforts des Grecs et des Romains." [4]. La véritable démocratie a été réalisée là-bas sur l'autre rive du Pacifique car l'Amérindien n'avait ni esclave à exploiter ni maître à qui obéir. La société amérindienne n'avait pas besoin de professionnels, spécialistes de démocratie à l'image des hommes politiques de l'Occident moderne pour que la démocratie fonctionne à plein régime puisque c'est l'affaire de tout le monde. Rappelons simplement que lors de la création des États-Unis, les pères fondateurs se sont heurtés à un problème épineux : comment faire un pays de treize États sans que chacun perde son propre pouvoir ? Ce fut le chef iroquois Canassatego qui leur aurait soufflé le modèle de fédération à l'exemple de la Ligue des Iroquois qui dura des siècles et qui réunissait cinq nations amérindiennes : Mohawk, Onondaga, Seneca, Oneida et Cayuga. Ce furent encore des Iroquois que Thomas Paine, un des pères fondateurs, apprit la démocratie. On était vers la fin du XVIIIe siècle.

Dernier point qui rapproche les Amérindiens des Bahnar, non moins surprenant d'ailleurs : la conception de la mort. Le lecteur en trouvera dans le chapitre Philosophie & croyances la description détaillée. La partie qui nous intéresse est la route qui mène à mang lung. D'après les Bahnar, sur cette route se trouvent « deux mécaniques, ha kap, entravant le passage : la première en pierre, ha kap tomo, est constituée de deux grands rochers qui s'entrechoquent dans leurs mouvements de va-et-vient, la seconde en fer, ha kap mam, est faite d'une grande lame qui tranche de haut en bas à intervalles irréguliers. S'ils veulent voir la route et éviter ces engins dangereux, les passants-fantômes doivent acheter du feu chez la dame aux seins longs ». C'est quelque chose de très précis et cela ne s'invente pas. Et qu'est-ce qu'on trouve de l'autre côté du Pacifique ? Les Amérindiens « qui reconnaissent aussi à l'immortalité des âmes croient qu'elle se trouve après la séparation du corps dans un grand chemin qui n'est rempli que de celles qui doivent se rendre à un lieu où elles restent pour toujours […] À force de marcher elles découvrent de grands rochers escarpés, au-travers desquels il y a un chemin fort étroit, qui va plus loin, lequel a pour barrière deux gros pilons qui se lèvent et s'abaissent alternativement. Ces pilons sont pour écraser les vivants qui voudraient franchir ce passage ; mais dès lors que ce ne sont que les âmes des défunts, elles passent sans obstacles » […] [5]

Nous sommes devant une situation incroyable : des peuples séparés par des milliers de kilomètres océaniques se retrouvent avec une même conception de la mort, ou plus précisément, ils ont la même conception, à peu de chose près, sur le chemin de la mort : les mécaniques qui entravent le passage. Par quel miracle cette conception commune se retrouve-t-elle chez des peuples très différents et très éloignés dans l'espace ? La coïncidence ne peut être retenue dans cet exemple alors qu'il existe des cas où une technique prit forme, simultanément ou non, dans deux régions du monde qui s'ignorent. Bien sûr, il ne s'agit pas de technique ici mais de conception liée à la vie, à la mort. Nous nous bornons à poser des questions. Nous ne cherchons pas aller au-delà des trouvailles sur les similitudes culturelles entre les peuples, mais nous contentons simplement de les signaler comme l'ont fait nos deux auteurs, les frères Chi, en espérant que ces similitudes trouveront des esprits curieux pour les soumettre à l'épreuve des analyses, et elles feront écho aux autres trouvailles à venir. Pour nous, il n'y pas plus de doute : Amérindiens et peuples d'Asie orientale sont des cousins.

Les Pyrénées, janvier 2011


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Crédit photo :

L'illustration est tirée de l'ouvrage de Le Roy Bacqueville de la Potherie, cité plus loin, tome 1, page 228.

Notes :

[0]. La traduction française vient de paraître au Vietnam en octobre 2011. Quelques extraits sont accessibles sur notre site à l'adresse suivante : http://danco.org

[1]. Maurice Godelier, La production des grands hommes. Pouvoir et domination masculine chez les Baruya de Nouvelle Guinée, Paris, Fayard, 1982, 370 p.

[2]. Dans l'attente d'un probable résultat d'études approfondies sur les ADN des populations des deux rives du Pacifique en rapport avec la migration préhistorique, nous nous gardons de nous prononcer.

[3]. Jack Weatherford, Ce que nous devons aux Indiens d'Amérique et comment ils ont transformé le monde, Albin Michel, 1993, p. 143 ; titre d'origine, Indian Givers. How the Indians of the Americas transformed the World, Fawcett Book, New York, 1988, 272 p.

[4]. Jack Weatherford, op.cit., p.146.

[5]. Le Roy Bacqueville de la Potherie, Histoire de l'Amérique septentrionale, T. 1, Paris, Éditions du Rocher, 1997, p. 148.




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