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A r t i c l e s

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Ce papier est paru dans Chroniques vietnamiennes, été 1988

Vers la fin du bourbier cambodgien ?


Dix ans se sont écoulés depuis l'intervention de l'armée vietnamienne au Cambodge «pour arrêter le génocide ». Quel est le prix à payer pour cet acte « généreux » ? L'emprise du Viêtnam, avec le soutien de l'URSS, sur le Kampuchea n'a fait qu'aggraver les tensions sur le plan régional. La résistance cambodgienne représente plutôt une alliance tactique de courants incompatibles et de contradictions idéologiques qu'une force homogène, malgré le désignation de l'ennemi commun. Si une solution politique semble admise comme seule issue du conflit, les obstacles n'en demeurent pas moins difficiles à franchir.



Les choses semblent bouger dans ce monde où les intérêts des uns et des autres ne se disputent plus par la démonstration d'une puissance nucléaire plus forte que celle de l'adversaire mais « convergent » vers une sorte de consensus afin de préserver une détente sur le plan international. Les traités bilatéraux sur l'élimination des armes stratégiques de moyenne portée stationnées en Europe signés par M. Gorbatchev et R. Reagan font partie de cette stratégie qui permettrait aux Soviétiques comme aux Américains de réduire leurs dépenses en armements au profit de l'économie. Décidément, l'URSS semble opter pour une réforme économique maîtrisée à la place d'un changement politique 1 . C'est un point important à notre point de vue dans le règlement de la question cambodgienne. A l'heure où la Chine semble moins exigente vis-à-vis de l'URSS pour le rétablissement de leurs relations diplomatiques, à l'heure où l'URSS décide de retirer ses troupes de l'Afghanistan, à l'heure où la faction réformatrice du PCV essaie de donner un élan à l'économie pour sauver la façade socialiste, l'issue politique du conflit cambodgien est une clef de réussite pour les différentes parties concernées.

Dans le cadre limité de cet article, il nous semble plus important d'engager une réflexion sur l'avenir que de chercher à déterminer la part de responsabilité respective des uns et des autres. Evidemment, l'intervention de l'armée vietnamienne et la mise sur pied d'un gouvernement rentrant dans la mouvance vietnamienne au Cambodge sont condamnables. Aucun pays dont la devise reste le communisme ne peut se permettre d'agir ainsi. Cet acte honteux ne fait que salir et détruire l'image du communisme, discréditer un idéal à construire. Mais la situation se complique car l'armée vietnamienne n'est pas seulement intervenue au Cambodge pour arrêter le génocide mais elle s'y est installée en mettant en place un régime favorable au PCV sans avoir pu anéantir complètement les Khmers rouges qui, à l'heure actuelle, possèdent encore une armée et une milice fortes de 40 000 hommes opérant sur la frontière thaïlandaise et dans certaines régions.

La situation actuelle




Quel est le bilan de cette intervention ? Pour le Cambodge, si la vie a repris timidement — un mécanicien du secteur privé gagne 8 000 riels par mois, soit 64 $, alors que le traitement d'un fonctionnaire ne dépasse guère 300 riels -l'économie redémarre tant bien que mal sur une infrastructure en ruine, Phnom Penh n'est pas encore reconnu diplomatiquement (en dehors de l'Inde et les pays du bloc soviétique). L'aide internationale n'arrive qu'à pas mesurés: 400 millions de dollars provenant de l'Occident contre 329 millions de dollars que l'URSS accorde pour la période 1979-1982. Au total 1 milliard de dollars d'aide alimentaire entre 1979 et 1985. Le régime de Phnom Penh n'est pas le seul à bénéficier de ces aides, une partie importante est détournée par la Thaïlande et les Khmers rouges. L'armée régulière de la République populaire du Kampuchia composée de 30 000 hommes n'arrive pas à assurer la sécurité du pays. Celle-ci ne contrôle que la région sud de la capitale dite « le Cambodge utile » et les axes routiers reliant Phnom Penh à Kompong Cham et Battambang. Cette faiblesse militaire et diplomatique laisse un vide occupé par la résistance cambodgienne regroupée sous la bannière de la coalition tripartite. Celle-ci, constituée en 1982, est composée de Khmers rouges de Pol Pot-Khieu Samphan, (Pol Pot est en « congé » politique depuis août 1985), de nationalistes autour de Son Sann, le Front national de libération du peuple Khmer (FNLPK) constitué en 1979 et de sihanoukistes. Pour les nationalistes comme pour les sihanoukistes, l'ennemi juré d'hier est devenu un allié (qui n'a pas leur confiance) et l'ennemi numéro un est désormais le Viêtnam.

Une aventure consternante




Pour la République socialiste du Viêtnam le bilan de cette aventure est plus qu'un désastre. Isolée sur le plan international et régional la direction du PCV a choisi la fuite en avant. Aussi discrète soit-elle, la présence de l'armée vietnamienne au Cambodge reste une charge pour la Nation : nourrir 160 000 hommes - le chiffre de 600 000 avancé par certaines sources sur le nombre de militaires vietnamiens est exagéré et contesté par la Far Eastern Economie Review — les équiper en armements et en munitions constitue un gaspillage et un fardeau qui pèsent sur une économie déjà malade de la gestion amateuriste des dirigeants du PCV. A cette charge s'ajoute celle qui alimente le maintien des troupes en état d'alerte le long de la frontière chinoise depuis la dernière « leçon » reçue des Chinois en février 1979 qui ont trouvé insupportable l'intervention vietnamienne. On peut se demander si la Chine est particulièrement qualifiée pour donner des leçons au Viêtnam alors qu'au lendemain de la victoire des communistes sur les nationalistes en 1949 elle a annexé le Tibet pour en faire une province autonome dont le peuple proteste encore vigoureusement contre la domination étrangère. De toute manière la RSVN s'est privée d'un allié qui, non seulement, a interrompu son aide mais soutient activement les Khmers rouges en leur fournissant des armes. La seule aide notable depuis lors provient de l'URSS mais son montant d'environ deux milliards de dollars par an n'arrive pas à assainir une économie agonisante. La jeune génération ayant grandi dans la guerre n'a plus confiance dans un régime qui n'a rien à voir avec le socialisme promis et refuse d'aller combattre dans un pays voisin, d'être la victime d'un conflit dont la responsabilité incombe aux dirigeants. Certains ont même choisi l'exil dans un pays d'accueil hypothétique tout en étant conscient des menaces et des dangers qui les attendent en mer de Chine. La direction du PCV n'a pas été épargnée par le déchirement, l'ouvrage de Hoàng Văn Hoan2 , un transfuge du bureau politique, est là pour en témoigner. En France, les centaines de milliers de sympathisants et militants hier gagnés à la cause vietnamienne, regroupés en associations et comités de soutien à la résistance vietnamienne contre les Américains se trouvent amers et évitent de parler publiquement du Viêtnam. Leurs intérêt et espoir ont par la même occasion changé de direction vers les luttes en Kanaky, en Amérique latine, en Afrique du Sud, en Pologne, etc. Privé de cette solidarité, le Viêtnam a perdu toute sa crédibilité vis-à-vis de l'extérieur. Décidément le Viêtnam n'est plus d'actualité.

Questions pour une solution




Mais le nœud cambodgien revient à l'ordre du jour. Les rencontres à deux reprises entre Sihanouk, porte-parole de la coalition tripartite, et Hun Sen, Premier ministre du régime de Phnom Penh, en décembre 1987 à Fère-en-Tardenois, puis en janvier 1988 à Saint-Germain-en-Laye, laissent entendre qu'un début de règlement du conflit semble en marche. Toutes les conditions sont-elles réunies ? La promesse des dirigeants vietnamiens de retirer leurs troupes d'ici 1990 doit-elle être acceptée comme argent comptant? Pourquoi l'armée vietnamienne intervenue pour chasser les Khmers rouges ne les a-t-elle pas complètement anéantis ? Quelles sont les attitudes et exigences de l'ASEAN devant un tel règlement ? La Chine veut-elle vraiment que le conflit débouche sur une issue politique ? La coalition tripartite cambodgienne et le régime de Phnom Penh arriveront-ils à se mettre d'accord sur les modalités du règlement, sur la nature du futur régime à mettre en place ? (les Khmers rouges ne constituent-ils pas toujours une menace pour l'avenir ?) Qu'est-ce qui garantira la stabilité du futur régime et pour combien de temps ? Dans quelles mesures le futur Etat cambodgien satisfera-t-il les intérêts stratégiques et économiques régionaux ? L'URSS peut-elle vraiment faire pression sur la RSVN pour que celle-ci renonce à sa mainmise sur le Cambodge ? (La mise à la disposition de l'URSS du port de Cam Ranh, servant désormais de base navale soviétique n'est-elle pas déjà un cadeau sans prix ?) Le Parti-Etat vietnamien peut-il persister dans cette fuite en avant condamnée à la fois à l'extérieur et à l'intérieur en restant isolé aux dépens de la reconstruction du pays ? Quelles contributions le camp occidental peut-il apporter ? etc. Ces questions viennent confirmer la complexité du conflit.

Les Chinois sont plus que satisfaits de voir la RSVN isolée sur le plan international, déchirée sur le plan économique. L'épine khmer rouge constitue bien entendu la revanche de l'amoureux déçu par la petite Vietnamienne qui a osé sauter dans les bras d'un Russe. La cérémonie de mariage concrétisée par l'entrée de la RSVN au sein du COMECON en Juin 1978 puis par le traité d'amitié et de coopération soviéto-vietnamien quelques mois plus tard, reste un acte de trahison aux yeux des dirigeants de la République populaire chinoise. Mais la Chine n'a jamais aimé voir un Viêtnam réunifié et fort : ses pressions sur le Viêtminh lors les accords de Genève en 1954, ses hostilités envers le Nord Viêtnam en 1975 lors de la libération du Sud n'étonnent plus personne.

L'Isolement




La Thaïlande est rassurée pour sa sécurité territoriale de voir affaiblir un ennemi potentiel. D'où son soutien aux Khmers rouges. Néanmoins elle redoute plus la Chine rouge avec un Cambodge dans sa mouvance à la porte de l'ASEAN que le Viêtnam à la tête de l'ex-Indochine.

Pour les Occidentaux, que le conflit dure et ils n'ont rien à perdre, que le conflit cesse et ils n'ont rien à gagner à court et moyen terme. La crise structurelle de l'économie capitaliste ne leur permet pas d'injecter des capitaux dans cette région, au cas où la paix reviendrait, et d'attendre encore dix ou vingt ans avant de voir les premiers fruits de leurs investissements. D'autres affaires leur sont plus juteuses dans l'immédiat : le Moyen-Orient, l'Afrique noire, etc. Le Japon est la seule puissance capitaliste qui a une stratégie à long terme et qui a des moyens financiers, c'est la raison pour laquelle il lorgne sur cette région pour contrebalancer les petites puissances économiques naissantes (Singapour, Hong Kong, Taiwan, Corée du Sud principalement) du fait de l'abondance de la main-d'œuvre, de la proximité et des débouchés économiques et commerciaux.

Durant ce long conflit ravageur la faction orthodoxe du PCV garde peut-être l'illusion d'être le parrain de l'Indochine « socialiste », le grand rêve tant attendu. Mais la situation lui permet par la même occasion de mesurer l'attitude des pays voisins. L'existence des forces khmers rouges et la non intervention de l'armée vietnamienne pour les neutraliser laisse aux dirigeants vietnamiens une dernière « excuse » pour rester au Cambodge.

Notes :

1. L'analyse de Kissinger dans les années soixante: l'URSS est condamnée dans l'avenir, soit à une crise politique soit à une crise économique.
2. Hoàng Văn Hoan, Une goutte d'eau dans le grand océan, voir Chroniques vietnamiennes, n° spécial Hiver-Printemps 1988.


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